Nouvelles de FPC Le rôle de la philanthropie pour aider le Canada à traverser une crise existentielle : quelques réflexions Jean-Marc Mangin Nouvelles de FPC 12 mins read 3 Mar 2025 Nouvelles et perspectives Nouvelles de FPC Le rôle de la philanthropie pour aider le Canada à traverser une crise existentielle : quelques réflexions Table des matières Que peut faire la philanthropie canadienne? 1. Faire preuve de flexibilité, de pragmatisme et de proactivité dans notre subventionnement 2. Collaborer ou contribuer aux fonds d’urgence 3. Développer et déployer notre expertise et nos fonds 4. Appuyer les activités de plaidoirie 5. Prendre une approche à long terme et maintenir l’engagement Depuis le début du second mandat du président Trump, l’ordre mondial d’après-guerre – déjà fragile – est ébranlé de façon spectaculaire. En m’adressant aux leaders philanthropiques de partout au Canada, j’ai déduit qu’ils aimeraient certainement mieux s’expliquer les conséquences de cette turbulence géopolitique. Il est impossible de sous-estimer l’ampleur du dramatique choc historique sur les relations canado-américaines. L’administration Trump tourne le dos à l’ordre libéral fondé sur des règles et à l’alliance qui unit nos démocraties depuis 80 ans. Notre ami et voisin fidèle de naguère menace directement la prospérité et la souveraineté du Canada. La probabilité d’une récession pèse lourd, sans compter le risque d’inflation et d’affaiblissement du dollar que provoqueront les tarifs douaniers. La population canadienne se sent trahie et angoissée, et cela se comprend. Nos gouvernements protégeront à juste titre la sécurité nationale et économique du Canada. Bien qu’ils cherchent à maintenir l’accès au marché américain, tout le monde voit qu’il faut diversifier les marchés au plus vite et faire tomber les barrières nationales au commerce et à l’innovation. Des dépenses publiques massives seront requises pour venir en aide aux secteurs touchés, ainsi qu’à leurs travailleurs, et développer les infrastructures nécessaires pour rendre l’économie plus résiliente. Il est probable que le gouvernement fédéral et les provinces, toutes allégeances politiques confondues, couperont encore plus dans les programmes publics, comme notre filet de sécurité sociale, l’éducation, la santé, les arts, la protection environnementale et climatique et l’aide étrangère. Vu l’explosion des besoins, les organismes de bienfaisance et à but non lucratif de première ligne, qui sont déjà surchargés, risquent de voir un plus grand nombre de leurs employés et bénévoles être frappés d’épuisement. Leur difficulté à générer des revenus sera encore plus prévalente. Ce sont alors les Canadiennes et les Canadiens qui, directement, vont en souffrir et vraisemblablement s’appauvrir collectivement. Que peut faire la philanthropie canadienne? Les fondations peuvent jouer un rôle central en octroyant un financement contracyclique en cette période de détresse historique. La générosité soutenue continuera de primer. Certaines fondations choisiront peut-être à court terme de se servir dans leur fonds de dotation (ou d’opter pour une stratégie de gestion mixte) pendant que le Canada traverse la crise. Le contingent des versements (CV) de 5 % est un plancher et non un plafond. Il est possible que les bailleurs de fonds reviennent aux principes de la période COVID pour mieux soutenir leurs partenaires et collaborateurs. Les principes qui suivent avaient été largement adoptés par les fondations il y a cinq ans. Bon nombre d’entre elles ont maintenu ces pratiques en appliquant une approche philanthropique basée sur la confiance. 1. Faire preuve de flexibilité, de pragmatisme et de proactivité dans notre subventionnement Simplifier les directives pour les demandes et les autres formalités administratives. Évaluer la possibilité de convertir les subventions affectées en fonds sans restriction, ou pour le moins assouplir les restrictions associées aux subventions existantes. Assurer une flexibilité pour les livrables et les échéanciers liés aux rapports. Accélérer les calendriers des paiements malgré les turbulences sur les marchés. Poursuivre si possible les cycles réguliers de subventionnement afin de protéger la capacité opérationnelle des partenaires. 2. Collaborer ou contribuer aux fonds d’urgence Envisager la possibilité d’octroyer des subventions d’urgence sans restriction aux partenaires actuels et d’élargir la portée du financement. Faire attention au dédoublement et à la paperasserie. Contacter les partenaires et chercher des moyens pratiques d’améliorer le financement sur le terrain. 3. Développer et déployer notre expertise et nos fonds Offrir une expertise et des outils de financement, notamment des actifs et des fonds de dotation, pour soutenir la capacité des partenaires à gérer les flux de trésorerie et à maintenir ou augmenter leurs activités durant la crise. Fournir un financement temporaire, des prêts, des placements en actions, des investissements d’impact et un financement de base aux partenaires pour qu’ils puissent réorganiser leurs activités. Élargir l’aide aux leaders et aux organisations autochtones. Accepter davantage de risques et investir autrement dans les OSBL afin de bâtir et de renforcer l’infrastructure communautaire pour un Canada plus inclusif et plus viable. 4. Appuyer les activités de plaidoirie Donner un effet de levier à vos subventions et programmes en investissant dans des projets d’innovation des politiques. Appuyer et mettre en valeur les organisations communautaires de manière à faire connaître leurs besoins et à les satisfaire, en particulier les organisations au service des Autochtones, des Noirs, des gens de couleur et des personnes queers et non binaires, ou dirigées par des personnes issues de ces groupes. Soutenir qu’il est impératif que notre gouvernement démocratiquement élu applique des programmes inclusifs qui protègent les plus vulnérables. Nos gouvernements doivent miser sur la sagesse et l’expérience de notre secteur pour ne laisser personne de côté. 5. Prendre une approche à long terme et maintenir l’engagement Faire preuve d’ouverture pour combler les lacunes et répondre aux besoins qui émergeront. Investir temps et énergie pour remarquer, montrer et partager de nouveaux moyens et de nouvelles normes pour approcher notre travail qui engendreront un profond changement et favoriseront plus d’équité et de justice dans les mois et les années à venir. Ces principes COVID ont prouvé leur utilité. On en demandera toutefois davantage au secteur philanthropique. Compte tenu de l’étendue et de l’urgence de la crise, je ne crois pas que le narratif philanthropique de « renflouement » soit d’une grande utilité. D’une part, les chiffres ne marchent tout simplement pas. Les fondations ont beau fournir quelque 10 milliards de dollars de subventions chaque année, il est irréaliste de s’imaginer que le secteur philanthropique va combler les lacunes où qu’elles soient. L’ampleur des besoins – d’autant plus que les dépenses gouvernementales sont réorientées vers la défense nationale, le financement économique d’urgence et les investissements dans les infrastructures critiques – dépasse grandement la contribution possible des fondations. Les actifs des fondations représentent environ 36 % – ou environ l’équivalent de quatre mois – du montant qu’ont consacré les gouvernements canadiens à la santé en 2024. La tension sera bien réelle et de plus en plus forte entre les mesures d’urgence, la protection des programmes permanents et l’investissement dans le renforcement de la nation et le changement de système. D’autre part, la plupart des fondations se voient comme des compléments, et non comme un substitut au financement et au leadership des gouvernements. Vu la taille du secteur des fondations philanthropiques au Canada, les limites d’un modèle de substitution sont claires et nettes. Comme nos ressources sont limitées pour affronter cette crise historique, il est encore plus important que les fondations soient claires et agiles sur les objectifs stratégiques qu’elles visent à atteindre avec la collaboration des collectivités et des autorités compétentes. Idem pour le financement d’urgence. Pendant la COVID, un groupe de fondations s’est uni pour soutenir l’effort de santé publique des groupes communautaires dans les communautés les plus pauvres et les plus vulnérables de Montréal. Cette intervention rapide et agile a été qualifiée de grande réussite par des chercheurs de l’Université de Montréal. Elle se voulait également – dès le départ – temporaire. Malheureusement, le gouvernement du Québec a essentiellement échoué à maintenir l’aide offerte à ces organismes communautaires pendant la phase de rétablissement. Les arts de la scène sont frappés par une tempête parfaite qui s’abat sur l’ensemble du pays. L’option du renflouement n’est pas réaliste dans ce secteur non plus. Par contre, on constate des discussions prometteuses sur la façon dont la philanthropie pourrait, au moyen de subventions et d’investissements d’impact, soutenir une transformation profonde des organisations culturelles pour qu’elles soient plus durables, se réinventant en racontant des histoires canadiennes à des publics canadiens. Notre souveraineté ayant été attaquée, les arts sont encore plus indispensables à notre imagination et à notre mieux-être collectifs. La philanthropie ne peut pas être le salut qui maintiendra le statu quo. Or l’investissement dans nos partenaires et les communautés qu’ils desservent et l’utilisation de l’appui de la politique publique comme levier permettant l’atteinte des objectifs stratégiques pourraient véritablement faire bouger les choses. Avec le temps, la tâche de politique publique se traduira peut-être par des résultats importants pour tout un système. On l’a vu dans des domaines comme la petite enfance, les prestations d’invalidité et la transition vers une économie sobre en carbone. À cette fin, le Canada aura besoin d’un plus grand apport du milieu modeste et sous-financé des groupes de réflexion (Institut de recherche en politiques publiques, Forum des politiques publiques, Initiative du siècle, Smart Prosperity Institute, Institut CD Howe, Institut Fraser, etc.) et de ses écoles de politique publique. En investissant de nouvelles sommes, même modestes, les fondations contribueront à maintenir l’élaboration de politiques factuelles dans un contexte où le Canada cherche à réduire sa dépendance à long terme des États-Unis. Pour résister à la désinformation et à la propagande, les Canadiens doivent pouvoir compter sur un écosystème médiatique local en bonne santé. Selon la récente enquête publique sur l’ingérence étrangère et les élections canadiennes, la désinformation serait la plus grande menace. L’expérience récente des élections en Allemagne est peut-être un signe avant-coureur de ce qui nous guette au cours des prochaines semaines et des prochains mois. Un récent rapport du Forum des politiques publiques, en partenariat avec la Fondation Rideau Hall et la Fondation des Prix Michener, met en lumière l’état critique du journalisme local partout au Canada et formule des recommandations urgentes pour revitaliser ce secteur essentiel qui joue un rôle énorme dans la démocratie canadienne. Ce secteur attire un financement philanthropique modeste depuis quelques années. Il faudra en faire plus, et il faudra agir vite. En cette période d’incertitude, il ne faut pas perdre de vue nos engagements envers les groupes en quête d’équité, notamment les Autochtones, d’autant plus que le Canada souligne cette année le 10e anniversaire des appels à l’action de la Commission de vérité et réconciliation. C’est maintenant toute la population canadienne qui vit, à petite échelle, l’expérience de ce que subissent les Autochtones depuis longtemps : un appétit impérial pour nos ressources et une ignorance et une indifférence par rapport à notre culture, notre histoire et notre souveraineté. Pour affronter cette tempête, nous avons également la responsabilité collective d’intervenir en prenant les bons risques dans un contexte qui est devenu – et qui demeurera pendant au moins quatre ans – fondamentalement plus risqué et incertain. Plusieurs fondations ont commencé à affecter la totalité ou une grande part de leur portefeuille à des investissements d’impact au Canada, et au logement abordable en particulier. Bien des gens s’attendront à ce que les fondations se mettent sur un pied de guerre dans leur réaction à la crise en réorganisant leur stratégie de placement selon l’impact qu’elle génère, mais rien de cela ne sera facile. Malgré la croissance rapide des occasions d’investissement d’impact prêtes pour le marché, celui-ci demeure sous-développé. Quoi qu’il en soit, les fondations sont mieux placées que la plupart des organismes de bienfaisance pour prendre des risques. Nous sommes également capables de tirer des leçons en cas d’échec et de changer de cap rapidement. En tant qu’organisation, FPC repense au rôle qu’elle joue pour encadrer la philanthropie en cette période de turbulence. Nos premiers objectifs seront d’aider à comprendre la crise en réunissant des experts compétents et en recueillant des perspectives fondées sur des faits, et de proposer aux fondations des tribunes et des plates-formes afin qu’elles puissent collaborer, apprendre et résoudre des problèmes. Collaboration, apprentissage et échange d’idées ne signifient pas uniformité. Les interventions philanthropiques resteront très variées Le pluralisme est notre force en tant que communauté philanthropique au service d’une société démocratique et diversifiée. Certaines fondations répondent aux urgences ici et à l’étranger; bon nombre protègent des programmes et des organismes de bienfaisance importants et de longue date qui continuent d’apporter une aide essentielle à la population canadienne; d’autres investissent dans la recherche de solutions structurelles à long terme pour créer un Canada résilient et prospère qui demeurera fidèle à ses valeurs démocratiques de décence et d’inclusion. Cette crise nécessite tout un spectre de réponses. La coordination et l’échange d’informations gagneront en importance. Indépendamment de l’approche préconisée par chaque fondation, les pratiques philanthropiques sages demeureront cruciales et inébranlables : travailler avec des partenaires en misant sur la confiance et le respect, investir dans leurs capacités (de la gouvernance aux opérations et à la défense des intérêts), souligner les accomplissements, apprendre de ses échecs et, surtout, garder le cap pour bâtir un Canada fort et libre comme nous l’aimons. Share This Article Facebook Twitter LinkedIn Email
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